Aujourd’hui je veux vous partager une expérience que j’ai vécue il y a quelques jours. Je retrouve encore en moi la trace de ce qui m’a traversé alors, le souvenir précieux de moments intenses et inspirants, portés par une respiration plus ample et plus légère. Kenneth White, le grand poète écossais disparu en août 2023, aurait sans doute parlé d’une brèche dans “le monde de l’ouvert”, un bref et soudain passage dans une conscience plus vivante.
Un matin, j’ouvre mes volets, et je découvre avec surprise qu’il a neigé durant la nuit. Les trottoirs sont recouverts d’un tapis blanc que le froid a durci, les passants emmitouflés marchent lentement, le ciel est limpide et sans nuages. Sans hésiter, je décide de changer de programme et d’aller visiter le parc tout proche, pour profiter de cet événement inattendu, si rare en région parisienne !
Dehors les véhicules avancent lentement, peu nombreux et espacés, en faisant crisser leurs pneus sur le verglas. Quelques enfants s’envoient des boules de neige en riant, insensibles à la brise glaciale qui s’est abattue sur la ville. Après quelques pas prudents, j’arrive devant l’entrée du parc. Le portail est fermé ! un élu a peut-être voulu éviter que les élèves du collège attenant risquent glissades et chutes… Heureusement, quelques rues plus loin, il y a un autre parc qui ne ferme quasiment jamais !
J’allonge un peu le pas, pressé de savoir si la neige n’est pas là-bas trop piétinée ! Quelques centaines de mètres encore et mon attente est récompensée, je m’engage dans un espace moins entretenu et plus sauvage, que peu de personnes encore semblent avoir visité. Sur de larges surfaces, la neige est en effet d’un blanc immaculé, comme dans un lieu retiré du monde.
Je me dirige vers le haut du parc, la partie la plus tranquille, où les bruits incessants, qui viennent de la rue passante en contrebas, sont un peu atténués. Un peu plus loin, là où se trouve un petit faux plat, j’entre tout à coup dans un autre monde, comme projeté dans une autre dimension.
Le chemin devant moi s’enfonce dans un bois jurassien saisi par la blancheur. La neige a épousé le contour de chaque branche, recouvert jusqu’à la plus infime brindille dans le réseau touffu des taillis. Est-ce un vent léger qui les anime ? Tout me semble parcouru d’une vibration délicate, comme une énergie vivante et diffuse. Pourtant tout est immobile, et soudainement presque silencieux, mais tellement là, d’une densité qui ne pèse pas mais qui résonne à l’intérieur. Une infime craquelure a cédé en moi, laissant se glisser un souffle d’éternité. Je suis au milieu d’une solitude remplie de présence, allégé de tous les soucis du monde.
…
Je ne peux pas évaluer avec précision la durée de cet état de béatitude, quelques instants tout au plus, avant que reprenne sur l’écran mental l’habituel défilé des pensées, lesquelles me semblent, quelques secondes encore, comme étrangères à moi-même. Mais rapidement je suis repris par ce flot ininterrompu, l’expérience se diluant peu à peu dans l’enchaînement des mots qu’elle m’inspire.
Est-ce mon attitude contemplative, qui a entrouvert la cellule étroite de l’ego, laissant mon être s’élargir dans l’étendue et percevoir la vie indivise qui habite l’univers, ici sensible dans cet instant hors du temps ?
Les mots, qui sont les outils de notre réflexion, peinent à décrire ce qui déborde nos repères habituels, le premier étant la représentation que nous avons de notre identité, d’abord identifiée à notre véhicule corporel et à ses limites. Ainsi il est très difficile d’exprimer, dans un langage basé sur la séparation entre les instances du discours, des perceptions qui échappent, même si ce n’est que brièvement, à notre état de conscience ordinaire.
Les témoignages sont cependant multiples, dans l’histoire de l’humanité, aussi bien dans les traditions spirituelles que dans les écrits des mystiques ou des poètes, de la plasticité de la conscience et de la possibilité de son expansion. Il suffit de citer les noms d’Adi Shankara dans l’hindouisme, de Rabbi Akiva dans le judaïsme, de Maître Eckhart dans le christianisme et de Mansur al-Hallaj dans l’islam, pour rappeler des récits d’expériences spirituelles fortes, qui dépassent la conscience commune, et qui s’élèvent vers des états qui relèvent de l’immersion dans l’unité de la Vie.
Ces états de non-séparation avec l’infini du vivant sont rares et ceux qui les ont vécus les décrivent de manière diverse, selon les concepts et les mots de leur tradition spirituelle. Mais ils sont toujours accompagnés d’une grande paix intérieure et d’une hyper acuité de la conscience.
Nous ne pouvons prétendre à accéder volontairement et rapidement à ces états exceptionnels, qui libèrent l’être du poids des contraintes du quotidien et des automatismes de son fonctionnement. Ils se produisent en effet de façon involontaire et occasionnelle, ou bien résultent d’un long travail sur soi et sont alors d’une durée et d’une intensité plus importantes.
Mais si nous multiplions les moments de rappel à soi, en tournant fréquemment notre attention vers l’observation de notre corps, de nos émotions et de nos pensées, cela aura pour résultat de renforcer notre présence à nous-mêmes. Nous pouvons nous y aider en les programmant par exemple sur notre smartphone.
En étant réguliers dans cette pratique, nous réussirons peu à peu à résister plus facilement aux sollicitations extérieures, qui nous arrachent à nous-mêmes et déclenchent nos réactions automatiques de stress, de tension ou d’inquiétude.
À force de discipline et de patience, nous apprendrons à préserver en nous un espace tranquille et serein, auquel nous pourrons ensuite aisément revenir, pour nous ressourcer et compenser les difficultés que nous rencontrons dans notre existence.
C’est cet espace intime, plus éveillé et plus sensible, qui est disponible pour accueillir en plénitude toutes les petites merveilles simples que peut nous offrir le quotidien et auxquelles souvent nous ne sommes pas attentifs.
Emportés comme nous le sommes par l’attraction du monde extérieur, à cause de la fragilité de notre présence à nous-mêmes, ce sont les aspects négatifs et pénibles qui prennent le dessus et remplissent notre champ de conscience.
En retournant notre attention vers l’intérieur, nous pouvons redévelopper notre capacité à l’émerveillement et à la gratitude, ce dont nous étions capables naturellement quand nous étions de très jeunes enfants !
Et ainsi retrouver les sources de la joie !
Magnifiques photos et texte très poétique. Merci beaucoup pour ce partage très inspirant !
Merci Jérôme pour ces instants partagés de contemplation ...
La Nature est bien le moyen de se reconnecter au Tout, de là où nous venons, de là où nous irons.
Comme diraient certains : ce qui est en bas est comme ce qui est en haut; ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.
L'invocation pour mieux évoquer !