De l'adaptation de la machine à vapeur aux locomotives du XIXe siècle, jusqu'aux trains à grande vitesse et aux avions de ligne, nous sommes allés toujours plus vite d'un endroit à l'autre, et aujourd'hui internet permet même l'accès immédiat à des informations qui jadis prenaient plusieurs semaines pour atteindre un individu. Dans nos villes, le moindre objet de nos désirs est souvent aisément accessible, presque à portée de main.
Cette accélération et cette facilité nous ont rendus peu à peu avides de la satisfaction immédiate de nos attentes, supportant difficilement ce qui nécessite du temps et de la patience. Pourtant un proverbe fameux nous dit que la patience est la mère de toutes les vertus et donc son absence celle de bien des maux. Retrouvons donc le goût de la lenteur et des choses qui exigent de nous d'avoir été longtemps attendues !
Vidéo 1/6
Transcription :
Au 17e siècle, un grand poète français, que nous avons tous étudié, écrivait déjà, dans sa célèbre fable Le Lion et le Rat la morale suivante : "Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage". Il nous contait l'histoire d'un lion pris dans des rets au sortir d'une forêt, rugissant sans succès pour s'échapper du piège, tandis que ce rat, qu'il avait précédemment épargné, en rongeant une maille maîtresse, défit tout l'ouvrage et réussit à le libérer.
Les Fables de la Fontaine sont toujours d'une belle actualité, car elles nous parlent de notre nature humaine et de nos comportements, qui ont si peu évolué au cours des siècles, même si les cultures et les modes ont varié, et nos connaissances scientifiques et nos succès techniques prodigieusement augmenté. Mais cette petite phrase, qui tient en deux octosyllabes, nous alerte mieux que beaucoup d'autres sur la gravité d'un des pires maux de notre époque, l'impatience, qui voyage souvent avec sa compagne la colère, qui en est une conséquence courante.
Cette impatience, nous pouvons chaque jour en avoir l'illustration autour de nous, par exemple en constatant les risques d'accident que provoquent ces conducteurs énervés, qui mettent en danger leur vie et celle des autres pour gagner quelques secondes dans une circulation urbaine trop dense ! Prise de risque élevé pour résultat ridicule, voilà une remarquable illustration de l'impatience qui ne résout en général aucun problème, mais fait risquer à celui qui y succombe des désagréments multiples, comme d'être emporté par elle, et de perdre ainsi une stabilité intérieure souvent bien fragile, puis de faire subir son agitation aux autres.
Les visages que peut emprunter l'impatience sont multiples et se peuvent surprendre dans des situations innombrables, tant elle est la force qui sous-tend bien des comportements impulsifs, qui privent l'homme de sa conscience et le livre à ses tendances les plus basses, ou nourrit les stratagèmes les plus obscurs, pour l'emporter sur une situation ou une personne qui nous gène dans l'accès à nos jouissances les plus nécessaires.
Mais comme beaucoup de nos tendances les plus puissantes et les moins contrôlables, elle est une réponse quasi viscérale et en fait désespérée à la fuite du temps qui nous obsède et nous terrifie. Quand nous avons un besoin crucial, qui détermine notre plaisir ou notre bien-être à court terme, ou l'atteinte de nos rêves ou idéaux plus lointains, nous nous heurtons à notre temporalité et à notre finitude, d'une manière consciente ou inconsciente selon les personnes et les sujets qui les mobilisent.
Comme nos critères de réussite dans l'existence sont du domaine de l'avoir, avoir du plaisir, de l'amour, de la sécurité, des biens, de la réussite, de la renommée et même pour certains avoir de l'être, c'est-à-dire un certain état de développement personnel ou spirituel, et qu'avoir signifie atteindre l'objet de l'avoir, le tenir avec soi ou en soi, quel qu'il soit, tant que nous n'y réussissons pas, nous ressentons une insatisfaction qui engendre de l'impatience, avec les maux qui en sont la conséquence.
Lao-Tseu, qui vécut en Chine du milieu du VIe siècle avant Jésus-Christ jusqu'au milieu du Ve siècle avant Jésus-Christ, et à qui la tradition taoïste attribue l'écriture du Tao Tö King, le Livre de la Voie et de la Vertu, qui en est l'impulsion initiale, y écrivait: "Le but n’est pas seulement le but, mais le chemin qui y conduit." Autrement dit, ce que nous cherchons à atteindre ou à obtenir nous motive à faire l'effort pour nous en approcher, mais une part tout aussi importante de la réussite tient au chemin que nous empruntons pour l'atteindre.
Quel que soit ce que nous désirons ou recherchons, c'est dans la dimension de l'être, ce que je suis, en mouvement vers ce que je veux avoir, que se tient une clé fondamentale de notre rapport spirituel et apaisé à notre temporalité. C'est de cette prise de conscience que peut venir notre capacité à lâcher prise sur l'impatience, pour accepter le temps nécessaire à toute entreprise humaine, quelle que soit sa nature.
Vidéo 2/6
Transcription :
Peu d'êtres sont naturellement enclins à la patience. Nous sommes plus généralement habités par l'impatience que génère la puissance de nos désirs, lesquels nous font trouver si pénibles l'attente ou l'effort nécessaires à leur satisfaction. Tel l'enfant qui lancine ses parents en exigeant leur attention immédiate ou qui tente, par une crise de larmes, d'obtenir plus vite l'objet de sa gourmandise, nous trépignons intérieurement quand les faits nous résistent, jusqu'à parfois bouillir de colère, quand cela prend l'aspect d'une personne ou d'un objet qui font obstacle à l'atteinte de notre but.
C'est que la patience s'apprend et qu'elle nécessite de changer en profondeur notre rapport à nous-mêmes et à la réalité. Il est nécessaire d'entrer dans le temps de la lenteur et de l'intériorité, pour pas à pas apprendre à épouser la vie et à devenir ami avec soi-même.
Comme j'ai commencé à le souligner hier, il s'agit de passer du temps de l'avoir au temps de l'être, en rentrant à l'intérieur de soi pour échapper peu à peu aux déterminismes des désirs qui nous emportent, non pas pour tenter de cesser de désirer, mais pour rendre premier en soi le désir d'être face aux désirs d'avoir, et commencer à désirer devenir, comme le formulait René Daumal dans ce poème dont je vous ai parlé au tout début de la Minute Spirituelle.
Si nous commençons à observer à quel point nous sommes comme agis par des désirs multiples, parfois tellement contradictoires qu'ils sont comme les désirs de plusieurs personnes en nous, et que, pour chacun de ces désirs, nous sommes prêts à nous prouver à nous-mêmes, et aux autres si nécessaire, qu'ils méritent d'être satisfaits, et qu'il sera donc légitime d'en être souffrant s'ils ne le sont pas, peut-être alors aspirerons-nous à nous libérer de ces chaînes pour accéder à la liberté.
Je ne parle pas ici de la liberté au sens populaire, celle de faire n'importe quoi quand bon nous semble, laquelle n'est justement que la volonté de puissance d'un ego réduit à l'animalité, soucieux d'agrandir son emprise sur un territoire, réel ou virtuel, mais de la liberté de déterminer qui je suis, de choisir la qualité d'être que je veux disposer en moi, à partir des données initiales dont la vie m'a fait don, ce mystérieux assemblage d'un corps unique et d'un esprit unique, qu'aucune science ne pourra jamais totalement cartographier, car il échappe en partie à la simple matérialité.
C'est en abordant à cette dimension, que je nomme spirituelle, que notre perception du temps et notre manière de la vivre intérieurement changent. Nous ne sommes plus au monde pour accumuler, livrés à l'impondérable de la naissance et des circonstances, tourmentés par des désirs qui nous entraînent, mais pour réaliser une œuvre qui ne dépend que de nous, nous hausser des tourments de l'animalité, préoccupée de sa seule survie, aux hauteurs lumineuses de l'humain intégral, éveillé à toutes les dimensions du vivant, intimement et consciemment lié dans une relation d'amour à chacune de ses expressions.
Là encore il n'est pas question d'acquérir un état intérieur, en échange de la pratique de techniques ou du respect de règles religieuses, mais de dépasser cette notion même, en comprenant qu'il s'agit plus de rendre manifeste en soi la présence d'un rayon de la Vie une et infinie, par un changement progressif, qui élague peu à peu l'inutile et oriente tout notre être dans l'ouverture à l'amour, que d'être un ego fermé qui atteindrait l'objet désiré de sa béatitude.
Le langage humain peine à décrire ses subtilités, il bute sur l'absence de mots qui porteraient la trace d'une expérience commune de cet envol vers les dimensions du sacré. Ici il nous confine dans des relations duelles entre sujet et objet, et au recours à des notions spatiales ou temporelles pour exprimer l'indicible.
Pour essayer de nous faire sentir, malgré ces limites langagières, ces notions qui nous invitent à une autre compréhension de notre condition humaine, deux traditions géographiquement éloignées, la tradition hébraïque et la tradition bouddhiste, nous proposent deux images en réalité assez proches.
La première nous dit que l'homme a été créé à l'image et à la ressemblance de cette Vie infinie qu'on nomme Dieu, mot-valise quasi inutilisable, car il recouvre autant de sens qu'il y a de croyances. Les deux mots hébreux utilisés nous indiquent pour l'un, tselem, d'une racine qui veut dire ombre, que l'humain serait l'ombre projetée, dans l'espace-temps de la terre, de cette Vie sans limites, l'autre, demout, nous parle d'une parenté de structure ou pattern, mot anglais plus juste ici, entre cette Vie infinie et l'humain qui en est une partie.
De son côté, la tradition bouddhiste nous rappelle que nous avons tous en nous la nature de Bouddha, c'est-à-dire que notre nature profonde est pure, sans tache, claire et omnisciente, capable d'amour, de compassion et de sagesse, libérée des travers de notre ego crispé sur ses besoins immédiats.
Ces deux présentations sont proches, si on veut bien considérer Dieu non pas comme un père Fouettard ou un Dieu fait homme, mais comme le Vivant avec toutes ses qualités, ses visages nous dit la tradition hébraïque, dont l'amour n'est pas le moindre, et dans l'unité duquel nous sommes chacun une partie capable d'être consciente d'elle-même.
Quoi qu'il en soit, en cherchant à libérer en nous notre nature essentielle et initiale, nous échappons peu à peu aux impatiences issues de nos appétits d'avoir pour entrer dans une temporalité plus verticale, où chaque instant contient en lui-même son potentiel de richesses immédiates, que notre vie intérieure va dévoiler.
Vidéo 3/6
Transcription :
Cette mutation de notre rapport à nous-mêmes, qui nous voit désirer nous construire, dans le dévoilement de nos potentiels spirituels et l'accomplissement de notre être essentiel, plutôt que dans l'asservissement à tous nos désirs passagers et concurrents, n'est possible que si nous y découvrons l'horizon du bonheur et la consolation à nos inquiétudes existentielles.
L'homme change rarement par aventure ou fantaisie, il ne produit un effort, et plus encore s'investit dans un effort durable, qu'avec l'espérance du retour sur investissement. Nous nous sommes accoutumés, de génération en génération, à monnayer avec la vie dans des rapports mélangés d'exigence, d'incrédulité et de défiance. Ainsi notre volonté se nourrit souvent d'une négociation tacite avec elle, et passe contrat pour des gains définis et mesurables. Et, à notre époque de tyrannie de l'immédiat, où par exemple l'intelligence artificielle peut, en quelques secondes, m'éviter de penser en me proposant de nombreux textes, certes intelligibles, mais totalement dépourvus de nouveauté et de ces aspérités de style par lesquelles transpire la vie, ce contrat tacite sera le plus souvent passé sur le court terme.
Ainsi tenter d'échapper à l'impatience qui procède de l'immaturité du désir d'avoir, pour accéder au temps de l'intériorité qui naît du désir d'être, ne peut venir que de l'évaluation lucide d'un mieux être possible au terme de cet effort.
Il faut alors distinguer clairement en soi combien l'impatience nous livre à l'intranquillité fiévreuse, et nous menace d'abattement si le contentement tarde, puis comprendre que l'édification de soi nous ouvre à une densité de vie et d'expérience, qui rend soutenable le temps long et la constance. Et cette orientation nouvelle ne nous accable pas de la nécessité d'un renoncement à nos désirs, elle va nous permettre au contraire de disposer d'une mesure intérieure, comme un gabarit grâce auquel nous pourrons distinguer les désirs dont les attentes sont légitimes, et dont la satisfaction peut contribuer à notre progrès, de ceux qui nous entravent ou nous asservissent.
C'est par l'observation de soi que nous allons mettre à jour la diversité des mouvements intérieurs qui nous traversent, et la variabilité des désirs qui nous animent, sous réserve que cette observation soit réellement une perception concomitante à ce qui est observé, c'est-à-dire que nous développions une présence à nous-mêmes suffisamment stable, pour ne pas être entraîné et finalement confondu avec ce que nous observons. Autrement dit, il s'agit de regarder en soi comme si nous étions spectateurs d'une pièce de théâtre, en évitant de nous identifier à tour de rôle à chacun des acteurs.
Et si nous voulons progressivement comprendre le sens de la pièce qui se joue, et dont nous sommes bien peu le metteur en scène, défions-nous de notre inclinaison permanente à juger, commenter, critiquer les acteurs qui nous ont investis, par rapport à l'image que nous voudrions avoir de nous-mêmes, ou aux effets favorables que nous voudrions que notre théâtre provoque hors de nous. Essayons seulement d'être sincères avec nous-mêmes, ce qui serait déjà un bel exploit spirituel.
Cette lucidité et cette présence à soi nous persuadera que nous vivons le plus souvent en traînant le poids des lourdes valises de notre passé, pleines d'insatisfactions, de rancœurs, de regrets, de doutes et de préjugés, les yeux rivés sur un futur sommé d'être plus radieux, dans lequel nous avons projeté les imaginaires de notre bonheur, vers lesquels nous sommes tendus dans une attente douloureuse et maladive. Et dans cette attitude fort commune, notre présent nous file entre les doigts, sans que nous soyons attentifs à en accueillir les enseignements libérateurs, s'ils sont différents de nos idées préconçues, ou à en goûter les richesses et les subtilités, si elles ne correspondent pas à nos exigences.
Dans ce dévoilement nous apparaîtra alors, comme une évidence, que nombreux sont les désirs que nous nourrissons par cette manière d'être, pour essayer de compenser l'insécurité intérieure qu'elle provoque. Quel bonheur, autre que fugace et fragile, pouvons-nous espérer si nous sommes absents de la vie présente, tiraillés entre nos fantômes du passé et les visions évanescentes du futur, uniquement impatients de satisfactions qui ne dépendent pas de nous, mais d'éléments aléatoires et passagers comme, par exemple, le confort matériel, la réussite sociale ou la reconnaissance des autres ?
Vidéo 4/6
Transcription :
Nous commençons à présent à bien comprendre qu'installer en nous cette patience tranquille, mais active, qui nous permettrait de nous libérer de notre agitation et de nos fièvres, signifie nous orienter vers une forme de sagesse qui sache se vivre dans une attention au présent, en distinguant l'essentiel qui nous élève de l'accessoire qui nous asservit, et en s'attachant plus à l'édification de notre être et à son inscription spirituelle dans la vie qu'à notre emprise sur le monde à travers le pouvoir ou la richesse.
Cela n'exclut pas de parvenir à une certaine aisance matérielle ou à une fonction influente, à condition qu'il nous soit possible d'y réussir sans renoncer à la dignité de notre être, et à la droiture de nos comportements, qui sont les dimensions qui finalement donnent une direction et un sens à toute existence qui veut se vivre à hauteur d'homme.
Abandonner cette exigence première nous enferme dans la condition de l'homme dépourvu de toute grandeur, réduit à la terre horizontale, sur laquelle, courbé par le poids de son animalité, il produit, consomme, assure sa survie et se reproduit, attendant la mort avec frayeur, insensible à cette force latente en lui, qu'il pourrait faire jaillir pour se relier à l'infini du ciel, et qui jadis l'a poussé à se tenir droit.
Mais pour percevoir la possibilité de ce lien, il faut en effet ne plus céder aux séductions faciles des appétits qui nous dominent et qui envahissent notre esprit, au point parfois de nous rendre sourds à tout questionnement un peu profond, et de renoncer à nous-mêmes pour obtenir plus de confort ou de reconnaissance. Mais si nous décidons de nous diriger vers cette sagesse et cette intériorité, qui donnent un sens sublime à notre destin, nous allons accorder moins d'importance aux conditions matérielles de notre existence, ce qui va progressivement nous libérer de certaines de nos attentes passées, et beaucoup plus à notre manière de les vivre, afin de mieux nous connaître et d'évoluer.
Notre inclinaison à l'impatience risque alors de se reporter sur une nouvelle exigence, celle d'obtenir vite des progrès et des signes nous rassurant sur la validité de notre choix, car au commencement de ce processus de mutation progressive, nous sommes encore encombrés de nos habitudes d'avidité et de toutes nos inquiétudes. Nous ne mesurons pas encore les conséquences profondes de ces attitudes qui se sont structurées en nous sur le long terme, et dont nous n'allons pas pouvoir nous déprendre sans effort.
Comme je le soulignais hier, nous avons souvent tendance à nous juger et à nous évaluer par rapport aux autres, peu capables de nous considérer selon nos propres critères intérieurs de lucidité et de sincérité, et également une grande difficulté à être présents à la réalité simple de ce que nous vivons, tellement nous sommes traversés par les regrets ou les traumatismes du passé ou nos projections dans le futur, ce qui trouble notre relation à l'instant présent. Et ces attitudes intérieures vont longtemps résister à notre volonté de leur échapper, car il nous faut d'abord dresser une sorte d'état des lieux de nos domaines intérieurs, avant même de pouvoir entreprendre un quelconque changement substantiel.
Le seul changement qui est d'abord possible, c'est un changement de regard sur soi-même, qui passe par l'apprentissage de la sincérité, afin de se connaître en réalité, c'est-à-dire cesser de se mentir en voulant se plaire, comme un Narcisse qui ne supporterait pas son visage et userait de ses talents pour se grimer. Nul ne peut évoluer sans passer par l'acceptation de tout voir en soi, sans laquelle tout notre effort n'aboutit qu'à l'entretien des illusions, dont il faudra tout ou tard payer le prix par des souffrances plus grandes encore.
Mais pour celui qui réussit à cesser de se juger, il devient possible de cesser de se mentir, et s'ouvre alors pour lui la possibilité de commencer à s'accepter tel qu'il est, à rentrer progressivement en amitié avec lui-même, mais une amitié exigeante qui demande la constance de l'effort du travail sur soi, pour acquérir une tenue intérieure sur laquelle s'appuyer pour se construire.
Et, dans cette dignité spirituelle qui s'éveille, apparaît une nouvelle patience, qui vient de l'acceptation totale de soi et de son présent, dont la densité devient celle d'un être en marche, réinvesti de lui-même.
Vidéo 5/6
Transcription :
Hier, j'ai souligné que c'est grâce à l'attention que nous allons porter à notre réalisation spirituelle, que nous allons commencer à échapper à la puissance de ces désirs, qui nous poussaient auparavant à chercher hors de nous-mêmes de quoi compenser notre vide intérieur et nos angoisses secrètes. Nous allons ainsi pouvoir nous libérer des impatiences nombreuses, que génèrent tant d'appétences ou de convoitises qui nous encombrent, pour n'accorder de l'importance qu'à des besoins légitimes, ceux qui concourent à l'équilibre de notre vie intérieure, à notre perfectionnement et à notre entretien.
Mais nous avons vu qu'en orientant ainsi notre existence vers le progrès personnel, nous nous engageons dans une voie exigeante, qui doit d'abord passer par un dévoilement progressif de notre état réel, ce qui va exiger de nous une totale sincérité et un effort d'humilité, pour accepter de nous découvrir sous un jour moins flatteur que l'illusion que nous avions jusque là entretenue. C'est alors, comme je l'ai déjà dit, une autre forme d'impatience qui risque de nous gagner, car nous voudrions rapidement pouvoir réduire les disgrâces et les travers que nous découvrons en nous.
Cette impatience, nous ne pourrons la transformer en force positive qu'en acceptant peu à peu de ne plus nous juger ni nous comparer, mais simplement de nous considérer comme un être en devenir, qui s'attache chaque jour à poursuivre son œuvre, la recréation de lui-même.
Si nous réussissons à nous observer avec ce regard bienveillant, tout en ayant à l'égard de nous-mêmes une attitude ferme, qui nous incite au dépassement, et non à retomber dans des complaisances faciles, nous parviendrons à faire naître en nous cette humilité tranquille et cette patience active, qui sont le début de la sagesse et de la sérénité.
Notre relation à la temporalité commence alors à changer substantiellement, parce qu'au fond de nous se cristallise, chaque jour un peu plus, un espace d'immobilité et de silence, comme une chambre secrète dans laquelle l'agitation du dehors, les soucis de la vie matérielle, le regard des autres n'ont plus aucune emprise, parce que quelque chose de plus vivant, de plus dense et pourtant de plus léger, s'y déploie, dans une dimension qui semble échapper au temps qui fuit.
À cet endroit en nous-mêmes, nous pouvons accueillir d'autres émotions, d'autres pensées, d'autres intentions, car nous y côtoyons le mystère d'une présence autre. Est-ce celle de mon être le plus vrai, le plus intact, le plus libre, échappant aux identifications illusoires dans lesquelles je me projette habituellement, est-ce quelque poussière d'une présence plus grande, poussière d'étoiles, poussière divine ? Quels mots utiliser pour décrire ce qui ne peux s'entendre et se partager qu'avec celui qui en a vécu l'expérience libératrice ?
Mais ce qui importe, c'est que de cet endroit, différent pour chacun, car ne fusse qu'une poussière d'un presque rien, elle lui sera unique tout en étant issue de la même vie infinie, que de cette chambre donc, je puisse ensuite me diffuser dans le monde, et deviner cette présence en chaque personne, jusqu'à distinguer parfois, sur certains visages, le fragile halo de lumière dont elle est la trace, et ainsi donner libre cours à mon amour pour les hommes mes semblables, mes tout proches.
En effet, grâce à cette patience dynamique que j'installe en moi, et la conscience et l'humilité qui l'accompagnent, je cesse d'attendre des autres qu'ils soient conformes à mes désirs ou à mes conceptions, et je commence à les accepter tels qu'ils sont, ainsi que je le pratique pour moi-même, sans projeter sur eux des jugements qui m'en séparent, les découvrant enfin dans leur humanité réelle. Ainsi, au delà des apparences dont ils se parent, ils me deviennent tout simplement infiniment aimables, dans leurs espérances et leurs tristesses, dans leurs joies et leurs déceptions.
Je renonce également à chercher hors de moi ce qui remplirait mon vide et mes béances, car en m'ouvrant à cette temporalité intérieure si différente du temps des horloges, je devine aussi ce qui échappe à l'emprise du visible, qui se mesure en durée, et devient sensible à des richesses plus fécondes.
Tant que je réussis, tout en m'activant dans mon quotidien, à me maintenir dans cet état tranquille, tant que ma présence à moi-même ne cède pas devant tout ce qui au dehors pourrait m'entraîner à sa suite, et me faire retomber dans un abrutissement sans conscience, je reste connecté à cette chambre intérieure où coule la vie comme un fleuve.
Et je découvre peu à peu que je suis ce fleuve, et que je suis la vie.
Vidéo 6/6
Transcription :
Comme nous avons pu l'élaborer au fil de la semaine, nous comprenons à présent que la patience qui naît de notre éveil spirituel est une patience active, engagée dans le quotidien, et non un renoncement à l'existence et à ses joies. Au contraire, en nous libérant de l’assujettissement douloureux à ces appétits compensatoires de nos manques divers, elle permet d'entrer dans un dialogue toujours plus authentique avec soi, d'accueillir la vie dans une ouverture dépourvue d'avidité et d'aller à la rencontre de l'autre pour lui-même.
Ainsi atteindre à cette patience dynamique est une première victoire pour celui qui chemine vers son accomplissement spirituel, celle d'avoir réussi à établir en lui-même une sorte de sanctuaire qui rend possible la sérénité, un lieu où il est libre de se ressourcer loin de l'agitation sociale et des tensions humaines, un lieu hors du monde tout en étant au monde. Car il s'agit bien de rester au monde tout en parvenant à y progresser, de rester au milieu des hommes pour assumer pleinement notre condition commune, et tenter d'y insuffler, dans une présence aimante et secourable, plus d'espérance et de questionnements féconds.
Enrichi de cette vie intérieure, nourri de cette expérience d'une présence en soi au goût d'éternité, qui nous lie à l'univers entier, comment ne pas sentir l'absence si fréquente de lumière et d'amour chez nos semblables ? Comment ne pas voir dans cette atrophie terrible la cause réelle et durable de toutes les ignominies de nos sociétés ?
"Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes." écrivait en 1873 Arthur Rimbaud dans sa Saison en enfer.
C'est en effet une ardente patience qu'il faut cultiver pour entrer, nourri de tous ces "influx de vigueur", dans ces villes aux architectures parfois éblouissantes, où s'affichent tant de richesses et d'artifices, mais où l'abêtissement des hommes, réduits à des producteurs-consommateurs sous tutelle, et leur misère intérieure, quand elle n'est pas matérielle, semble vouloir toujours plus l'emporter sur l'intelligence du cœur et la beauté du don de soi, différant sans cesse la possibilité d'engager de réels changements qui libéreraient le génie humain.
Et Pablo Neruda, cet immense poète chilien, engagé, pacifiste, antifasciste, qui s’est battu pour ses idées malgré les persécutions, d'ajouter à l'adresse de tous les hommes de bonne volonté, dans son discours de réception du Nobel de littérature, le 13 décembre 1971 : "ce n'est qu'avec une ardente patience que nous conquerrons la cité splendide qui donnera à tous les hommes la lumière, la justice et la dignité."
Cette patience tenace ne peut venir que d'une irréductible foi en la capacité de l'homme de se recréer spirituel et de réactiver en lui amour et sagesse, ce qui lui permettra de trouver enfin la force de réaliser dans l'harmonie avec tous cette cité qu'espérait Neruda, ou de faire aboutir le rêve magnifique qui enflammait à Washington Martin Luther King le 28 août 1963, devant 250 000 personnes, lors de son célèbre discours « I have a dream ».
Le regard posé sur l'horizon où se lèvera l'aurore de ce nouveau monde, armé de cette ardente patience qui nous fait considérer chaque instant comme une invitation à la célébration du meilleur de soi et chaque être humain comme le lieu unique et sublime où l'infini du vivant a déposé sa marque et son potentiel de lumière, il nous reste à avancer pas à pas dans notre changement personnel et à aller à la rencontre de nos frères humains, attentif à tous les moyens de poser avec eux les premières pierres de la cité splendide.