Être soi-même n'a rien d'une évidence. Quand nous examinons nos journées, nous avons parfois l'impression que l'être que nous sommes nous échappe et garde sa part d'inattendu. Lors d'un accident de la vie, nous sommes à nouveau percutés par ces questions : qui suis-je et quel est le sens de ma vie ? Et selon notre milieu, notre formation et notre itinéraire, les réponses très diverses que nous pourrons leur apporter seront toujours insuffisantes à nous saisir tout entiers, tels que nous sommes réellement, dans notre réalité vivante au-delà des mots.
Et si finalement il s'agissait de vivre l'aventure d'être comme une croissance intérieure, un cheminement dont la dynamique même signifie notre identité et de cesser de tenter de s'appréhender dans une image de soi figée, dont nous voulons ensuite persuader les autres, dans un perpétuel théâtre d'ombres ?
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L'idée que nous avons de nous-mêmes évolue au cours de l'existence. De l'image que nous renvoyait nos parents quand nous étions enfants à ce que nous percevons de nous-mêmes quand nous entrons dans l'âge adulte et commençons à vivre de manière autonome, notre identité n'a cessé de se transformer au gré de nos expériences et de nos apprentissages.
C'est le monde extérieur qui nous donne les outils avec lesquels nous essayons de nous comprendre, et c'est sous son influence et ses contraintes que nous formons peu à peu notre manière de penser notre existence et de trouver notre place dans la société. Ce qui détermine la personne que nous devenons, c'est la confrontation entre nos dispositions propres, physiques, psychiques et intellectives, et l'univers dans lequel nous grandissons, dont le premier cercle est constitué d'une famille et de son histoire, mais auquel s'ajoute dés l'école un contexte social et géographique, puis progressivement un milieu culturel et politique avec son organisation, ses modes et ses préjugés, celui du pays qui est le nôtre.
Ainsi notre vie psychique est en grande partie orientée par ce que nous avons vécu durant notre enfance dans le milieu familial, là où se structurent nos mécanismes intérieurs de gestion de l'altérité. Quant à notre vision du monde et du sens de la vie, elle commence à se constituer durant l'adolescence, dans une alternance d'adoption ou d'opposition aux idées que nous découvrons durant nos études ou qui circulent dans notre environnement. Lorsque nous quittons le foyer parental pour entrer dans la vie adulte, notre personnalité est formée, tout comme notre manière de nous considérer et d'envisager notre avenir.
Et c'est à partir de ces éléments, dont la majeure partie n'est pourtant que le résultat de l'imprégnation inconsciente d'influences extérieures sur notre être, et la conséquence des conditions particulières liées à notre naissance, non le fruit d'une croissance interne dans un dialogue éveillé avec le monde, que nous allons avancer dans l'existence et commencer à bâtir notre univers.
Si quelques êtres particuliers réussissent à se construire en marge du consensus, ou à s'inventer des destins qui échappent aux voies habituelles, c'est le plus souvent lors d'événements soudains qui viennent bouleverser leur vie, ou après la lente érosion intérieure que produit le décalage entre leur quotidien et leur être intime, que la majorité des êtres humains sont poussés à interroger ce long processus qui les a amenés à se constituer tels qu'ils sont et à leur faire mener l'existence qui est la leur.
En effet tant que l'intrication inconsciente et irréfléchie de leurs modes de pensée, de sentir et d'agir, qui maintient leur manière d'être au monde, leur permet des résultats qui satisfont leurs besoins, en termes matériels, intellectuels ou symboliques selon leur type, ou réussit à préserver une délicate négociation avec soi, dans laquelle frustrations et maladies ne l'emportent pas, ils ne sont pas poussés à la remise en cause d'un ordre des choses apparemment peu ou prou satisfaisant.
Mais si ce fragile équilibre vient à se rompre, entre cette contrainte intérieure qu'on s'impose pour taire les doutes et les bénéfices induits dont on profite, commence alors une phase d'introspection parfois douloureuse, durant laquelle seront battues en brèche bon nombre de certitudes. La personne perçoit alors l'inadéquation non amendable entre ses besoins réels ou sa sensibilité et la tournure qu'a prise son existence. Elle devine combien l'idée qu'elle a d'elle-même est faussée, car déterminée par des critères extérieurs et non par une juste évaluation issue de sa vie intérieure.
Sans trop savoir comment ni vers quoi cela l'emmènera, elle se sent poussée à évoluer, par une urgence qui n'est autre que l'expression de son être intime en souffrance, qui demande à être enfin pris en compte. Il lui devient nécessaire d'entreprendre un travail de compréhension de son itinéraire personnel et de connaissance de soi qui lui permette de dénouer peu à peu la complexité de sa personnalité pour se reconnecter avec son être essentiel.
C'est dans ce lent cheminement de réappropriation de son existence et de reconstruction de soi, que la personne s'ouvrira peu à peu à une vie plus authentique qui honorera alors sa singularité première.
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Pendant longtemps, nous pouvons nous suffire d'une image de nous-mêmes qui correspond à l'aspect fonctionnel et extérieur de nos vies. Je suis un tel ou une telle, je viens de telle famille, je suis dans telle situation familiale, j'exerce telle profession, je vis dans telle ville et tel pays. Nous nous identifions d'abord à notre nom et à notre filiation, mais aussi à des rôles ou des statuts sociaux, à une culture et à une nationalité, qui nous tiennent lieu de repères, et nous fournissent en retour une représentation de nous-mêmes.
Et nous avançons ainsi dans l'existence, essayant de préserver un équilibre intérieur parfois précaire, s'il est trop souvent bousculé par des soucis, des inattendus ou des défis, quand périodiquement nous traversent des mouvements intérieurs qui nous perturbent, ou des émotions qui nous bouleversent, débordant cette image de nous-mêmes que nous répétons à l'envi, et dont la simplicité apparente nous rassure, d'autant qu'elle nous permet de nous présenter au monde et d'y exister comme une personne.
À d'autres occasions, ce sont les images que les autres nous renvoient de nous-mêmes qui nous étonnent ou nous mettent dans la gène, si elles ne correspondent pas à l'intérêt que nous pensions susciter, ou les fonctions auxquelles ils nous assignent que nous percevons comme des vêtements mal ajustés à notre être, et que nous assumons comme des engagements auxquels nous n'osons nous soustraire, de peur de tomber dans une insécurité plus délicate encore et de perdre notre existence sociale, assignés hors du camp commun, comme jadis les lépreux.
Ces événements pratiquent à chaque fois, dans les parois de notre citadelle intérieure, ces petites failles par lesquelles pénètrent des doutes et des inquiétudes, que nous repoussons alors au plus vite, en nous plongeant dans des distractions faciles, refusant la confrontation avec cette voix intérieure qui veut nous questionner.
Puis nous poursuivons, avec un entêtement un peu colère, notre course sans fin après toutes sortes d'illusions, qui remplissent notre existence et entretiennent ce rêve éveillé auquel nous nous sommes accoutumés, et dont nous avons fait notre refuge contre l'adversité, jusqu'au jour où une intuition, plus fulgurante que ces petits remous vite oubliés, nous rappelle enfin à nous-mêmes, avec la force d'une sorte de révélation intérieure que nous ne pouvons plus éviter. Ou bien c'est un événement malheureux, le décès d'un proche, une rupture sentimentale, une perte d'emploi ou un burn-out, qui nous roule dans sa vague puissante et nous rejette comme un Robinson naufragé, seul sur la plage déserte de cette île intérieure que nous avions toujours réussi à éviter, contraint cette fois d'y trouver des ressources pour subsister et vaincre les dangers.
À cet instant précis, tout ce qui nous assurait d'être nous-mêmes, nous confortait et nous évitait le risque de sombrer dans cette nuit de l'âme que traversent parfois ceux qui se heurtent aux grandes questions existentielles, tout cela a volé en éclats, nous laissant pantelants et le cœur lourd de tous les chagrins enfouis, de toutes les humiliations subies par notre enfant intérieur, que nous avons trop longtemps enfermé dans les froides réserves de notre théâtre intime, pour l'empêcher de surgir sur la scène et d'y pousser son cri.
Et pourtant ce passage difficile, cette étroite et périlleuse brèche jonchée d'éboulis qu'il nous faut traverser, en nous hissant péniblement à la force de notre volonté le long de nos parois intérieures, nous ouvrira l'accès à un nouvel horizon, qui nous permettra de découvrir des aspects inconnus de nos potentiels et d'aller à la rencontre du plus intime de nous-mêmes.
Car ce que vient d'être brisé en nous l'est par l'effet d'une sorte de bénédiction, qui est venue mettre à bas nos protections factices contre la peur de l'inconnu et nos illusions sur nous-mêmes, tous ces artifices qui se structurent dans notre personnalité, pour entrer en conformité avec le fonctionnement social et les us et coutumes d'une époque. Mais ils nous réduisent en réalité à des mécanismes quasi automatiques dont nous n'avons plus conscience et qui nous privent de voir notre singularité et de faire grandir notre essence innée.
Ainsi cette mise à nu difficile est l'occasion magnifique de partir en quête de qui nous sommes vraiment et de cheminer patiemment vers l'oasis où nous pourrons épanouir la pleine dimension de notre être. C'est dans ce mouvement, dans cette nouvelle croissance, que va se définir une nouvelle identité plus fluide et plus libre.
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Celui qui accepte, à la suite d'une intuition forte ou d'un accident de l'existence, d'assumer les questionnements qui lèvent alors en lui, et remettent en cause l'image qu'il a de lui-même et le sens qu'il donne à sa vie, se trouve bien souvent subitement privé de tous les repères qui l'assuraient de son être et apportaient une cohérence à son quotidien.
Sa situation ressemble alors à celle de ces nomades du désert qui doivent quitter un refuge devenu sec et précaire, pour s'engager dans le voyage parfois périlleux qui les mènera jusqu'à un nouvel oasis, abondant en eau et en végétation. Organiser les bagages, harnacher les chameaux et se mettre en route, affronter la vaste étendue des sables en y cherchant l'itinéraire juste à travers des dunes parfois mouvantes, est alors un impératif auquel il leur faut se soumettre sans tarder, car l'heure est venue de préserver l'avenir de la tribu en lui assurant subsistance et demeure.
De même pour nous, si nous taisions la voix qui s'exprime dans ces moments de crise, en différant de répondre à cette aspiration intérieure révélée par cet éveil de conscience ou ce bouleversement existentiel, nous nous exposerions à obérer notre futur de la résurgence certaine de cet appel de notre être profond, qui se dirait alors d'une manière plus violente, par une crise plus aiguë ou une maladie grave.
Tant que nous refusons de considérer de manière lucide les réalités intérieures et existentielles, qui sont la cause de ces intuitions qui nous interrogent ou de ces états de détresse qui nous saisissent, tant que nous ne travaillons pas, dans une démarche authentique qui prenne en compte toutes nos dimensions, du matériel au spirituel, à la résolution de nos conflits intérieurs et de nos traumatismes, nous serons périodiquement confrontés à de nouvelles alertes, sous des formes de plus en plus critiques, destinées à déclencher en nous l'amorce d'un changement d'attitude et une évolution.
Il faut donc se mettre en marche et accepter de cheminer vers soi, pour faire de ces crises intérieures l'occasion d'un progrès significatif dans notre vie, une transition bénéfique qui nous permette d'accéder à un soi plus vrai et plus profond que toutes les images de nous-mêmes, auxquelles nous sommes identifiés et qui risquent de s'effondrer face aux ébranlements de la vie.
Ces identités de surface sont fragiles, car elles ne sont constituées que de l'imprégnation progressive en nous, par mimétisme ou par éducation, de l'héritage familial et de la culture de notre pays et de notre époque. C'est comme si nous avions été fabriqués pour répondre à des fonctions qui assurent la pérennité d'un certain type de société, dans laquelle les modes de perception, les manières de penser, les types de comportements correspondent à une certaine culture, issue d'une lente maturation historique, qui aboutit à pratiquer dans l'infini des possibles du vivant un choix restreint lié à un état de conscience majoritaire.
Notre singularité initiale, cette essence personnelle qui contient tous nos potentiels et nos talents, doit se restreindre à trouver une forme, une incarnation, compatible avec les modèles reconnus, faute de quoi nous sommes repoussés hors du camp commun, dans une survie difficile. Cet étranglement, qui se trouve être à la fois social et spirituel, réduit l'homme à l'atrophie de lui-même, et aux souffrances que cela engendre, jusqu'à ce que le traverse la fulgurance d'une intuition ou d'une rencontre qui vont l'éveiller, ou que le percutent les accidents de la vie, qui vont le pousser à remettre en cause ce qu'il avait inconsciemment adopté et ainsi le remettre en mouvement vers lui-même.
Ainsi d'Abraham, notre lointain ancêtre, ne pouvant rester à Ur en Mésopotamie, où il est devenu persona non grata à cause de sa foi monothéiste, irrecevable dans le contexte polythéiste de l'époque, qui devient alors nomade, comme nous le raconte ce passage de la Genèse où il s'entend dire par D.ieu, d'après le texte, mais pourquoi pas par une voix intérieure semblable à celle qui nous appelle dans nos moments de crise : "Va vers toi, quitte ton pays, ta lignée et la maison de ton père, vers la terre que Je te ferais voir."
Et je commente, "va vers toi", vers ton être réel et singulier, et pour te trouver, "quitte ton pays", différencie-toi de la culture ambiante et son état de conscience, "quitte ta lignée", libère-toi de ton héritage psycho-généalogique, et "quitte la maison de ton père", échappe à l'état d'esprit et la réalité sociale de ta famille, pour aller "vers la terre", le nouvel espace mental, le nouvel état de conscience, dans lequel tu pourras déployer ton être, "que Je te ferai voir", que la voix intérieure qui s'exprime dans le secret de ton cœur te fera distinguer et découvrir.
Et si nous étions tous, à un moment ou l'autre de notre existence, comme cet Abraham, convoqués à nous engager dans cette aventure qui nous fait partir en quête d'un soi plus authentique, plus conscient, plus ouvert, que nos petits moi transitoires et leurs mécaniques illusoires ?
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Aller vers soi, se différencier de la culture ambiante et de ses modes de pensée, se libérer de son héritage psycho-généalogique, échapper à l'état d'esprit d'une famille et à sa réalité sociale, pour cheminer vers un soi plus authentique, plus conscient et plus ouvert, tel cet Abraham biblique, qui quitte son pays et devient ce nomade en quête d'une nouvelle terre, d'un nouvel état de conscience, demande d'abord et avant tout de se confronter à la vérité de son état, pour commencer à connaître et comprendre ce qui nous constitue et se produit en nous, afin de pouvoir peu à peu en dégager ce qui est vraiment notre essence intime.
Or pour se connaître, il faut se fréquenter et dialoguer avec soi, s'interroger et se confronter, et pour cela contrecarrer, chez nombre de nos contemporains, cette habitude très moderne à s'oublier dans une débauche de distractions diverses, soirées festives et arrosées, addiction à la télévision, aux séries et aux réseaux sociaux, achats compulsifs, et toutes sortes d'entraînements extérieurs, qui n'ont pour résultat réel, en nous saturant d'images et de bruit, que de créer en nous une agitation de surface, qui met un voile épais sur notre intériorité, comme si nous avions tellement peur de nous rencontrer et de nous découvrir, sans doute bien différent que celui que nous avions imaginé.
C'est là la première difficulté majeure de celui qui voudrait être vraiment lui-même, car s'il a perçu dans un moment de lucidité aiguë combien sa personnalité s'est construite pour s'adapter au monde, laissant sa part la plus intime en sommeil, il est encore pris dans un réseau de dépendances et d'automatismes, dont il ne distingue pas à quel point il l'empêche même d'entreprendre sa quête de soi.
Ainsi, pour de nombreuses personnes, se retrouver seul dans le silence, seul avec soi, est une épreuve qui peut, dans certains cas, déclencher un tel malaise, qu'il explique sans peine ce recours grandissant à tout ce qui peut éviter cette confrontation, s'abrutir d'activités et de consommations diverses et, quand cela ne suffit plus, d'alcool, de drogues ou d'anxiolytiques, dont l'usage est d'ailleurs en augmentation constante dans notre pays.
Or il est indispensable, pour celui qui veut s'éveiller à lui-même et entreprendre une authentique évolution spirituelle, qu'elle se situe au sein des traditions établies, ou qu'elle emprunte des voies nouvelles ou plus personnelles, d'accéder à la profondeur de l'intériorité, d'être attentif à tout ce qui le traverse, à tout ce qui constitue sa vie intérieure, mais également à ses comportements et à ses réactions dans le quotidien, non pas en s'endormant dans l'immobilité d'une contemplation narcississique quasi maladive, qui oscillerait entre adulation et détestation de soi, selon les circonstances et les tempéraments, mais dans cette observation active de soi qui requiert une neutralité, c'est-à-dire l'absence de jugement et d'interprétation de ce que nous découvrons.
J'ai toujours été interpellé par le fait que dans la révélation mosaïque, dont découlent ensuite christianisme et islam, la principale prière débute par "Shéma Israël", mots hébreux qui signifient "Écoute Israël", Israël n'étant pas ici assimilé à un peuple, à une tradition, encore moins à un état, mais s'adressant à chaque être humain en particulier, appelé à apprendre par l'écoute, et non par l'image, comme dans cette ancienne Égypte que quittaient alors les Hébreux à la suite de Moïse. Et cette même révélation nous dit ailleurs : "Tu ne feras pas d’idole, ni une image quelconque de ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre."
Ces paroles, qui font partie des fameux Dix Commandements, ont donné lieu à de nombreuses interprétations, qu'il n'est pas dans mon propos de souligner ici, mais disons simplement qu'elles nous alertent sur le danger des images concrètes, et par analogie des représentations mentales, que les humains dans leur quête de sens pourraient se faire de leur monde et d'eux-mêmes, et du risque de s'y retrouver enfermés dans des états de conscience figés et exclusifs, ainsi que du grand péril que provoque cette domination du visuel, dont on constate aujourd'hui à quel point il rend difficile l'accès à l'écoute de soi et une présence simple au mystère du monde.
N'oublions pas que l'ouïe est le sens le plus aiguisé du foetus et qu'elle commencerait à se développer entre la 25e et la 27e semaine, alors que la vue se développe en dernier. À la naissance, le champ visuel du bébé est d'ailleurs limité à 30 centimètres et il voit flou au-delà. Ainsi, quand nous ne sommes pas encore entrés dans le monde de la séparation et de la dualité, c'est l'ouïe qui prime sur la vue, et c'est donc naturellement par l'écoute de soi que nous accéderons à notre vérité intérieure, si nous voulons trouver en nous ce qui ne dépend pas de notre présence au monde et constitue cette unicité sur laquelle construire une vie authentique.
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S'approcher pas à pas de notre essence la plus intime, celle qui ne dépend pas de notre présence au monde et constitue cette unicité sur laquelle construire une vie authentique et libre, demande de pratiquer une très subtile écoute de soi pour apprendre à se connaître en vérité.
Dans le domaine mental, il va s'agir de discerner peu à peu entre notre voix intérieure et tous les bavardages, boniments et sottises, dont notre cerveau est envahi, influencé par tous ces enseignements et ces médias qui prônent les opinions et les modes de l'époque, et par la publicité omniprésente, chargée de décider de nos désirs et de nos rêves.
Il est important de prendre conscience de l'impact de l'état d'esprit global d'une société, des thèses et conceptions dominantes qui la traversent, sur nos propres manières de percevoir le monde et nous-mêmes, lesquelles orientent ensuite notre vie émotionnelle, nos comportements et nos choix.
Un grand nombre des idées ou des croyances, que nous affirmons être les nôtres, et à partir desquelles nous différencions parfois les gens fréquentables de ceux qui sont à proscrire, ne reposent sur aucune réflexion consciente et documentée, et sont en réalité des préjugés, des conjectures hâtives et préconçues suscitées par le milieu, l'époque, l'éducation, ou qui résultent de la généralisation d'une expérience personnelle ou d'un cas particulier.
Savez-vous à cet égard qu'il existe aujourd'hui une technique très au point, le nudging, du mot anglais nudge, en français coup de coude, pour influencer nos goûts, nos désirs et nos adhésions ? Promue par les plus grands cabinets de consulting, cette combinaison des résultats et des méthodes de la psychologie, des neurosciences et d'autres sciences sociales, sert à influencer nos envies et nos convictions, aussi bien pour servir le commerce que la politique.
Par la multiplication de suggestions indirectes portées par les médias, les réseaux sociaux et la publicité, elle réussit à orienter nos motivations et à inciter les individus, mais plus largement des groupes entiers, à prendre les décisions souhaitées par ceux qui y font appel. Dans le champ politique, cela a été analysé dès 1988 par Noam Chomsky et Edward Herman dans leur célèbre livre, La Fabrication du consentement, sous-titré De la propagande médiatique en démocratie.
Ainsi celui qui veut s'assurer de ce qu'il pense réellement, ou former sa propre pensée librement sur un sujet, devra se dégager de l'emprise, sur ses propres convictions, de la culture de la société où il vit et de celle de son héritage familial, en procédant à un examen humble et lucide de ses certitudes parfois les plus anciennes, pour essayer d'en déterminer la généalogie et d'en valider la pertinence pour lui.
Ce processus est bien sûr un patient travail de réflexion personnelle, mais également d'observation active de nos comportements, car certains de nos préjugés ne peuvent nous apparaître qu'en surprenant nos réactions face à une personne ou une situation. Je veux parler de tous ceux qui ne peuvent plus se dévoiler aisément à notre exploration intellectuelle, car ils sont passés de la dimension mentale à celle d'automatismes émotionnels ou sensoriels, glissement provoqué par cette adoption inconsciente de représentations mentales dont nous devenons alors les objets.
Imaginez que vous ayez une antipathie particulière à l'égard d'un corps de métier, à laquelle vous trouvez de bonnes justifications, par exemple contre la police, pour citer un cas répandu aujourd'hui. Lors d'une soirée, vous croisez une personne avec laquelle vous vous sentez rapidement à l'aise, mais au cours de la conversation, elle vous confie qu'elle est agent de police. Immédiatement, dans vos émotions et votre corps, quelque chose se passe, vous ne voyez plus la personne pour elle-même, mais vous êtes possédé par votre défiance et votre attitude se refroidit. Voilà un cas facile, où l'observation peut vous faire voir la force d'un préjugé, et que vous pouvez adapter à beaucoup d'autres situations, où l'influence des discours propagés par notre milieu crée des convictions irréfléchies, qui déterminent nos émotions, nos sensations et nos comportements.
Ainsi, pour cheminer vers soi, prendre de la distance par rapport à la profusion d'informations et d'opinions de tous genres qui nous environnent, faire silence pour retourner vers nos propres pensées et les nourrir d'une réflexion patiente, argumentée et lucide, et se désencombrer des partis pris qui nous possèdent, voilà une étape indispensable vers la liberté et la conscience de soi.
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Pour s'avancer vers cet essentiel en soi, qui est le réceptacle de notre réelle identité, nous avons vu hier qu'il est indispensable d'examiner notre manière de nous penser et de penser le monde ,ainsi que nos convictions parfois les plus anciennes, afin d'en comprendre la généalogie et de séparer les idées qui résultent de notre propre maturation de celles que nous avons adoptées inconsciemment, sous l'influence de la culture ambiante et de notre héritage familial.
Nos modes de penser déterminent en effet notre rapport au monde et aux autres, mais également en grande partie notre rapport à nous-mêmes, par exemple la manière dont nous accueillons et sommes attentifs à nos émotions et sensations, ou la tournure que prennent nos ambitions et nos rêves au cours de l'existence. Les notions qui structurent notre représentation plus ou moins consciente de la nature humaine et de sa destinée vont en effet produire des filtres qui influeront sur notre interprétation des fluctuations de notre vie intérieure comme sur celle des événements que nous vivons.
Or, pour nous connaître réellement, nous devons pouvoir être à l'écoute de tout ce qui nous traverse, de manière totalement libre et sans opposer ces résistances qui peuvent se dresser, quand nous sentons que nos mouvements intérieurs ne sont pas conformes à l'image que nous voudrions avoir de nous-mêmes, aux valeurs que nous voudrions défendre ou à la personne que nous voudrions être face aux autres. Si nous ne parvenons pas peu à peu à nous déprendre de la puissance de notre mental, en devenant au moins conscient des récits figés qu'il surajoute sur notre réalité intime, toute une part de notre intériorité sera niée et nous restera inaccessible.
Nous devons donc accepter de plonger en nous comme le plongeur descend peu à peu dans les eaux profondes de la mer, pour y découvrir toutes les créatures qui en peuplent les mystères. Et il n'est pas besoin d'aller jusqu'à évoquer notre inconscient pour affirmer que nous sommes souvent inconnus à nous-mêmes, réfugiés dans le maigre espace où nous tolérons de nous rencontrer, refusant de fréquenter chez nous ce que nous apercevons parfois et qui nous effraie, nous dégoûte ou nous déçoit. Et a contrario nous sommes capables d'admirer en nous de pâles effets de nos meilleurs potentiels, de vagues souvenirs de nos meilleures impulsions, pour lesquels nous ne serions pas disposés à faire ces vrais sacrifices qui nous permettraient de progresser réellement vers l'accomplissement de leur sublimité.
Pourtant tout cela nous constitue, et nous connaître en réalité c'est assumer de le voir et de le reconnaître. C'est pourquoi si nous cessions d'avoir peur de nous-mêmes, de notre insuffisance et de notre fragilité et de préférer souvent l'illusion du mensonge intérieur ou la fuite dans l'oubli de soi, nous pourrions commencer à comprendre qui nous sommes ici et maintenant, et à trouver alors notre dignité dans l'acceptation plénière de notre condition et dans notre effort pour évoluer.
Mais cette attitude, d'une totale honnêteté avec soi, trouve si peu de correspondance dans celles vers lesquelles nous sommes poussés par la culture de notre époque, que celui qui veut s'y exercer trouve peu d'encouragement autour de lui à s'engager dans cette voie de dépassement. Dans nos sociétés où les forces dominantes nous poussent à désirer être de ceux qui réussissent et comptent socialement, ou à nous contenter d'être de simples producteurs-consommateurs sous tutelle, au mieux gavés de distractions pour supporter leur condition, la voie du développement spirituel, de la réalisation de nos plus hauts potentiels et de la liberté intérieure ne semble pas être une priorité.
Pourtant nul ne peut se réaliser dans la plénitude d'une authentique dimension humaine sans comprendre qu'il est possible de trouver au tréfonds de soi des ressorts qui permettent de se recréer plus conscient, plus libre, plus sage et plus aimant, et d'accéder ainsi à une vie plus intense et plus large. Mais la première étape de cette transformation sera d'abord d'accepter de déchirer tous les voiles de l'illusion qui empêchent de vivre dans la lumière exigeante de la vérité de soi. Et c'est à partir de cette connaissance lucide qu'il devient ensuite possible d'engager une lente transmutation de notre fumier intérieur pour y faire naître les roses royales de l'éden spirituel, dont la splendeur illuminera le monde d'une beauté nouvelle.